Le critère "RSE" devient-il un critère de sélection des offres à part entière ?

La commande publique a progressivement intégré le critère de « responsabilité sociétale des entreprises » (ci-après « RSE ») en tant que critère de sélection des offres dans les contrats de la commande publique. Auparavant très strictement apprécié, ce critère apparait aujourd’hui comme un élément essentiel lors de la passation des contrats. En effet, les pouvoirs publics affirment la volonté d’une commande publique plus durable dans le cadre d’une économie circulaire. Cette évolution de l’esprit initial de la commande publique est notamment illustrée par un jugement du Tribunal administratif de Dijon (TA Dijon, 19 mai 2021, Société Impery Volailles, n°2101212) et plus récemment par une ordonnance du Tribunal administratif de Bastia du 20 juillet 2022 (TA Bastia, 20 juillet 2022 Société Corsica Ferries, ord. n°2200797)

Afin de comprendre cette évolution, il faut tout d’abord revenir sur l’intégration progressive du critère « RSE » au sein de la commande publique avant de pouvoir questionner l’appréciation de ce critère.

L’INTEGRATION PROGRESSIVE DU CRITERE « RSE » AU SEIN D’UNE COMMANDE PUBLIQUE PLUS DURABLE

Afin de sélectionner la meilleure offre, l’acheteur s’intéresse à l’offre « économiquement la plus avantageuse ». Afin d’apprécier ce critère, le prix a toujours occupé une place prépondérante dans la commande publique. Pourtant, les caractéristiques environnementales et sociales n’ont cessé de prendre de l’ampleur dans le cadre d’une commande publique plus « verte ».

L’intégration du critère « RSE » relève d’une incitation progressive des pouvoirs publics à prendre en compte les questions sociales et environnementales. La faculté d’introduire un critère « RSE » a été admise relativement tôt par la jurisprudence mais est conditionnée par l’exigence d’un « rapport avec l’objet du marché ». La Cour de justice a reconnu, dès 1988, la possibilité d’introduire un critère social, dès lors que celui-ci est en rapport avec l’objet du marché et n’a pas d’effet discriminatoire (CJCE, 20 septembre 1988, Gebroeders Beentjes, C-31/87).

Le Conseil d’Etat se sera d’abord montré réticent à suivre la Cour de justice et rejettera le critère de l’insertion sociale dans son arrêt Commune de Gravelines de 2001 (CE, 21 juillet 2001, Commune de Gravelines, n°299666). Ce critère à l’origine présumé comme intrinsèquement discriminatoire a été progressivement admis, et pour la première fois dans l’arrêt de 2013, Département de l’Isère, où le Conseil d’Etat accepte la régularité du critère de « l’insertion professionnelle des publics en difficulté » (CE, 25 mars 2013, Département de l’Isère, n°364950).

La loi n°2021-1104 dite « Climat et résilience » du 22 août 2021 et son décret du 2 mai 2022 constituent la première concrétisation législative de la prise en compte des caractéristiques sociales et environnementales de l’offre aboutissant à l’intégration des caractéristiques environnementales à tout moment de la procédure.

Ces dispositions légales mettent fin au critère unique des prix dans les marchés publics. A présent, en vertu de l’article R. 3131-3 du code de la commande publique, l’acheteur public devra nécessairement inclure les caractéristiques environnementales et possiblement des aspects sociaux afin de sélectionner l’offre économiquement la plus avantageuse, cette obligation entrant en vigueur à partir du 21 août 2026.

Il ne faut toutefois pas oublier que le critère « RSE » est conditionné au sein de la commande publique. Ainsi, il ne doit pas être discriminatoire et doit permettre d’apprécier objectivement les offres. Ce critère doit impérativement être en lien avec l’objet du marché, sans quoi il ne pourra être objectivement apprécié.

La volonté d’une appréciation trop large de ce critère peut alors amener à des dérives des acheteurs publics, allant jusqu’à dénaturer la commande publique.

L’EVENTUELLE INSTRUMENTALISATION DU CRITERE « RSE » EN CAS DE DEFINITION TROP VAGUE

L’arrêt de « Nantes Métropole » semblait encadrer ce critère appréciant assez strictement l’existence du lien avec l’objet du marché. En effet, le Conseil d’Etat avait annulé la procédure d’un accord-cadre comportant un critère d’attribution relatif à la performance « RSE » pondéré à 15 %. Il a rappelé la faculté d’introduire un tel critère dans l’appréciation des offres, cependant celle-ci est conditionnée, car ce critère ne doit avoir ni pour objet ni pour effet de permettre l’utilisation d’un critère relatif à la « politique générale » de l’entreprise (CE, 25 mai 2018, Nantes Métropole, n° 417580).

Ce critère n’est pas accepté en tant que tel mais doit être lié à « l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution ». La jurisprudence administrative semblait alors s’attacher à un critère fonctionnel afin de caractériser la suffisance du lien avec l’objet du marché. Cette appréciation plus stricte du rapport de causalité avec le lien du marché permettait une sécurisation des conditions de mise en œuvre du critère « RSE ».

Le lien avec l’objet du marché est donc une véritable condition de validité de tout critère de sélection des offres. Cependant, ce lien fonctionnel semble s’être assoupli et ce, notamment par l’ordonnance du tribunal administratif de Bastia du 20 juillet 2022.

Dans cette décision, après avoir rappelé que le critère doit permettre à l’acheteur public de respecter les principes généraux de la commande publique tels que la liberté d’accès, l’égalité de traitement des candidats et la transparence, le tribunal a précisé qu’un critère « RSE » pondéré à 10 % était admissible et ne faussait pas la concurrence, en considérant notamment que :

« Le dossier de consultation comporte ainsi des précisions suffisantes sur les attentes de la collectivité de Corse en matière de responsabilité sociétale des candidats. Ce critère qui n’est pas étranger aux conditions d’exécution de la délégation de service public, ne laisse pas à l’autorité concédante une marge de choix indéterminée et ne crée pas de rupture d’égalité entre les candidats. Il ne résulte dès lors pas de l’instruction que la SAS Corsica Ferries soit susceptible, à ce stade de la procédure, d’être lésée par le manquement invoqué. Le moyen est par suite inopérant. »

En l’espèce, les modalités du critère « RSE » étaient précisées dans le document de consultation. Cependant, le tribunal se borne à affirmer que ce critère n’est « pas étranger aux conditions d’exécution » de la délégation de service public, sans concrètement définir le lien fonctionnel existant entre l’objet du marché et le critère « RSE ».

Cette insuffisance d’argumentation était déjà apparue auparavant, et notamment dans un arrêt du Tribunal de Dijon, où le critère « RSE » pondéré à 15 % était admis car la « seule circonstance que son appréciation puisse impliquer d’examiner différentes caractéristiques des offres ne constitue pas, en elle-même, une irrégularité » (TA Dijon, 19 mai 2021, Société Impery Volailles, n°2101212).

Une appréciation – trop – large peut entraîner de graves conséquences car il est à craindre une éventuelle déviance du critère « RSE ». En effet, la formulation de ce critère de manière trop vague pourrait conduire à faire prévaloir la politique générale de l’entreprise et non des critères objectifs en lien avec l’objet du marché.