De la modification à l'imprévision : tour d'horizon des outils proposés par le Conseil d'État pour faire face à la flambée des prix !

La hausse des prix des matières premières et les difficultés d’approvisionnement suscitent aujourd’hui de nombreuses difficultés dans l’exécution des contrats de la commande publique, tant concernant les marchés publics que les contrats de concession de service. La fulgurance des coûts de l’énergie ces dernières semaines et les prévisions relativement pessimistes font encore craindre une cristallisation des tensions entre acheteurs et opérateurs économiques. 

 

Premier coup d’éclat, la Société VERTMARINE, exploitante de nombreuses piscines et centres aquatiques a décidé unilatéralement de suspendre l’exécution d’une trentaine de délégations de service public (DSP) dont elle est titulaire pour faire face à l’envolée des prix de l’énergie. 

 

Une solution très discutable si l’on considère le principe de continuité du service public. Cependant, cette affaire révèle les inquiétudes des délégataires qui sont nombreux à s’interroger sur les issues dont ils disposent pour poursuivre l’exécution de leurs prestations dans ce contexte de crise. A l’inverse, les acheteurs craignent – légitimement – de mobiliser des outils juridiques exceptionnels et dérogatoires pour faire face à cette situation rappelant, à bien des égards, les atermoiements suscités par la crise sanitaire de la COVID-19. 

 

C’est dans ce contexte qu’intervient l’avis du Conseil d’État n°405540 du 15 septembre 2022. Il est inédit qu’un tel avis soit immédiatement suivi par la parution d’une fiche technique de la DAJ. Et pour cause, l’enjeu est de taille. Cet avis entend répondre à de nombreuses interrogations du Ministre de l’Économie et des Finances sur les possibilités offertes par le droit de la commande publique de modifier les conditions financières et la durée des contrats pour faire face à des circonstances imprévisibles (I.), et l’articulation avec l’indemnité au titre de l’imprévision (II.).

 

I.          Les modifications du prix et de la durée des contrats en cours

En premier lieu, le Conseil d’État clarifie les conditions de modifications des contrats, apportant quelques précisions sur les nouvelles « hypothèses » de modifications du Code de la Commande Publique (CCP). 

 

Sans procéder à une liste exhaustive de l’avis du Conseil d’État et des apports formulés, 5 enseignements semblent prioritairement à retenir concernant les modifications des conditions financières et de la durée des contrats. 

 

                    1.     La révision « sèche » du contrat est possible

 

Il est ainsi confirmé qu’une révision « sèche » du prix , c’est-à-dire des seules clauses financières, n’est pas prohibée par le CCP. La réglementation n’impose pas que les modifications portent sur les seules caractéristiques ou conditions d’exécution des prestations initialement convenues, et non sur les clauses financières. 

Les contrats peuvent aussi être modifiés afin d’y introduire une clause de variation des prix ou de réexamen si le contrat n’en contient pas, ou de faire évoluer une clause existante qui se serait révélée insuffisante. 

Le Conseil d’État semble ainsi revenir sur le principe d’intangibilité du prix, en vertu duquel le prix contractualisé et les conditions de son évolution ne peuvent évoluer au cours du contrat. 

 

                     2.     La modification de la durée des contrats est possible

Le Conseil d’État précise également que les prolongations de contrat sont possibles, sans nouvelle procédure de mise en concurrence, si elles sont rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles ou s’il s’agit de modifications non substantielles ou de faible montant. 

Le Conseil d’État relève néanmoins la difficulté pratique qui tient à la nécessité d’évaluer une durée en proportion du montant initial du contrat

        3.     L’avenant au titre des circonstances imprévisibles possible uniquement en cas de « dépassement des limites raisonnables »

Le Conseil d’État estime que la modification du contrat au titre des circonstances imprévisibles n’est possible que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes imputables à ces circonstances nouvelles ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat. Si l’analyse à opérer n’est pas évidente en matière de marchés publics, elle se révèle encore plus délicate à apprécier en cas de concession. 

         4.     La possibilité de cumuler les régimes des avenants

Le Conseil d’État confirme la possibilité de « cumuler les fondements » selon les avenants. Ainsi, les parties ayant procédé à des modifications de faible montant de leur marché ou contrat de concession peuvent, par la suite, le modifier de nouveau sur le fondement des circonstances imprévisibles. 

         5.     Le fondement des modifications non substantielles ne peut concerner des éléments essentiels 

Il est rappelé que les modifications non substantielles du contrat ne permettent pas de modifier l’objet du contrat ou de faire évoluer son équilibre économique en faveur de l’entrepreneur. Sont ainsi proscrites les modifications des éléments essentiels, comme la durée, le volume des prestations, les prix ou les tarifs. 

II.         L’indemnisation fondée sur la théorie de l’imprévision

Si les précisions apportées par le Conseil d’État ont le mérite de clarifier la pratique et les choix des acheteurs, les apports concernant l’indemnisation fondée sur la théorie de l’imprévision ne manqueront pas de susciter toute l’attention des opérateurs économiques

A cet égard, une circulaire est en cours de préparation pour guider ces derniers sur les démarches à entreprendre pour former leurs réclamations. 

Voici 7 enseignements du Conseil d’État sur la gestion de l’imprévision.

          1.     Pas d’imprévision en cas de rupture de la continuité du service public

Comme un rappel à l’ordre aux entreprises qui seraient tentées d’emboiter le pas à la Société VERT MARINE, le Conseil d’État souligne que l’indemnisation de l’imprévision a pour objet de permettre d’assurer la continuité du service public, ce qui implique que seul le cocontractant qui continue à remplir ses obligations contractuelles et subit, de ce fait, un déficit d’exploitation, a droit à une indemnité.

           2.     De l’imprévision à la force majeure, il n’y a qu’un pas.

 Le Conseil d’État poursuit sur le même rappel théorique en soulignant que l’indemnité d’imprévision doit rester provisoire. Ainsi, si les évènements ayant justifié son octroi perdurent, le caractère permanent du bouleversement de l’équilibre économique du contrat fait obstacle à la poursuite de son exécution, l’imprévision devient alors un cas de force majeure justifiant la résiliation de ce contrat. 

           3.     Comment articuler l’avenant et l’indemnité d’imprévision ? 

La réponse du Conseil d’Etat est sans ambages. L’entrepreneur est libre, en cas de circonstances imprévisibles bouleversant l’économie du contrat, de présenter à l’autorité contractante une demande de modification des clauses financières du contrat (avenant). Cependant, il n’a pas de droit à obtenir la révision de ces clauses, mais uniquement une indemnité pour charges extracontractuelles (imprévision) qui, en cas de désaccord de l’autorité contractante, lui sera octroyée par le juge

           4.     De la théorie à la pratique :  la formalisation dans un acte juridique autonome 

Le Conseil d’État considère que les parties peuvent conclure, sur le fondement de la théorie de l’imprévision, une convention d’indemnisation dont le seul objet est de compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire ou le concessionnaire en lui attribuant une indemnité. 

A cet égard, le Conseil d’Etat ne précise pas qu’il s’agirait juridiquement d’une transaction de sorte que la DAJ en déduit qu’il pourrait s’agir d’une convention « ad hoc ». Le doute nous semble toutefois permis, dès lors que cette convention viendrait éteindre un litige et répondrait vraisemblablement aux critères de la transaction.  

Il pourrait également s’agir d’une décision unilatérale de l’autorité administrative fournissant une aide financière pour pourvoir aux dépenses extracontractuelles afférentes à la période d’imprévision.

Mais en tout état de cause, cette imprévision ne se confond pas avec une modification contractuelle de sorte que l’acte (quelle que soit sa forme) n’est pas soumis aux conditions et limites posées la CCP en matière de modifications de contrats, mais seulement à la jurisprudence administrative relative à l’imprévision. 

            5.     Comment apprécier le bouleversement de l’économie du contrat en concession versus en marché public ?

Un contrat de concession implique qu’un risque d’exploitation pèse pour une partie non négligeable sur le concessionnaire. Aussi, pour apprécier si la situation est de nature à ouvrir droit à une indemnité d’imprévision, il faut prendre en compte la part non négligeable de risque de perte qu’il accepte d’assumer en contractant et qui reste à sa charge. 

Le concessionnaire peut être réputé avoir accepté un dépassement du prix limite de revient plus élevé que le titulaire d’un marché public, de sorte que les situations ne sont pas exactement comparables. 

            6.     En cas de désaccord sur le traitement de l’imprévision, le juge indemnise mais n’ajuste pas le contrat. 

Le Conseil d’État analyse ensuite comment traiter le « scénario de blocage » où la situation d’imprévision est constatée, mais où les parties sont en désaccord sur les conditions spéciales dans lesquelles le cocontractant pourra continuer le service ou la prestation, ou encore lorsque l’accord des parties est insuffisant à éviter le bouleversement de l’économie du contrat. 

Dans ce cas, le Conseil d’État rappelle qu’il faut saisir le juge du contrat, lequel ne peut, qu’accorder une indemnité dont le seul objet est de compenser la charge extracontractuelle qui résulte de la situation d’imprévision. En effet, le juge ne peut en aucun cas modifier lui-même les stipulations du contrat et les obligations réciproques des parties. 

             7.     L’indemnité d’imprévision est hors DGD.

Enfin, le Conseil d’Etat précise, de manière très pragmatique, que quelle que soit sa forme, l’indemnité d’imprévision n’a pas à être inscrite dans le décompte général et définitif, à la différence des indemnités allouées à l’entrepreneur au titre des sujétions imprévues (CE, 31 juillet 2009, Société Campenon Bernard et autres, n° 300729). 

Cet avis du Conseil d’État est ainsi riche d’enseignements pour guider les acheteurs et les opérateurs économiques sur la voie d’une gestion amiable et efficace des conséquences de la crise actuelle … avant un éventuel ajustement du Code de la Commande Publique dont on entend le murmure ?