Quand la CJUE vient préciser les conditions de modification des marchés publics !

Les modifications des contrats de la commande publique en cours d’exécution, notamment des marchés publics, font l’objet de multiples incertitudes et débats. Par une récente décision du 07 décembre 2023 (CJUE, 07 décembre 2023, Zamestnik-ministar c/ Obshtina Razgard, Aff. C-441/22 – C- 443/22), la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a précisé, d’une part, qu’une modification substantielle peut se déduire, certes d’un accord écrit entre les parties, mais également, d’agissements conjoints des parties. D’autre part, elle a jugé que les conditions météorologiques ne permettent pas de justifier, sur le fondement des circonstances imprévisibles, la modification d’un marché public sans une nouvelle mise en concurrence.


En premier lieu, selon les articles R.2194-1 à R.2194-9 du Code de la commande publique (ci-après « CCP»), un marché public peut être modifié lorsque:

des clauses contractuelles le permettent expressément ( R.2194-1 du CCP) ;

    1. des travaux, fournitures ou services supplémentaires sont devenus nécessaires (art. 2194-2, R.2194-3 et R.2194-4 du CCP) ;
    2. des circonstances imprévues justifient la modification ( R.2194-5 du CCP) ;
    3. un nouveau titulaire se substitue au titulaire initial ( R.2194-6 du CCP) ;
    4. la modification n’est pas substantielle ( R2194-7 du CCP) ;
    5. le montant de la modification est faible ( R.2194-8 et R.2194-9 du CCP).

Ainsi, les principes fondamentaux listés à l’article L.3 du CCP, tenant tout particulièrement à la transparence des procédures et à l’égalité de traitement des soumissionnaires, font obstacle à ce qu’un marché public, en cours d’exécution, soit modifié par l’acheteur et son cocontractant de façon substantielle.

L’article R.2194-7 du CCP dispose qu’une modification est substantielle, si elle remplit au moins une des conditions suivantes :

    1. Elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage d’opérateurs économiques ou permis l’admission d’autres opérateurs économiques ou permis le choix d’une offre autre que celle retenue ;
    2. Elle modifie l’équilibre économique du marché en faveur du titulaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché initial ;
    3. Elle modifie considérablement l’objet du marché ;
    4. Elle a pour effet de remplacer le titulaire initial par un nouveau titulaire en dehors des hypothèses prévues à l’article R. 2194-6 ».

Par ailleurs, l’article L.2194-1 du CCP prévoit deux voies matérielles pour modifier le marché public :

  • la voie conventionnelle;
  • la voie unilatérale, possible pour l’acheteur lorsque le contrat concerné a une nature administrative.

Dans ce contexte, la CJUE a admis, au considérant 65 de sa décision, que la modification substantielle n’est pas forcément effectuée par un accord écrit signé par les parties, mais qu’« une volonté commune de procéder à la modification en question [peut] également être déduite, notamment, d’autres éléments écrits émanant de ces parties ». il en résulte de cette décision deux précisions juridiques essentielles :

  • la modification substantielle n’est pas subordonnée à un avenant formalisé par les parties, mais des agissements conjoints peuvent démontrer et consacrer l’accord des parties sur la modification. En l’espèce, des éléments écrits au cours de communications entre les parties ont suffi à matérialiser la modification, sans la nécessité de la conclusion d’un avenant ;
  • la modification du contrat semble pouvoir être réalisée par voie de fait, allant ainsi plus loin que l’article L.2194-1 du CCP précité qui exige une convention (notamment par un avenant) ou une décision unilatérale, lorsqu’elle est permise.

Ainsi, la Cour conclut « qu’il y a lieu d’engager une nouvelle procédure de passation de marché lorsque des modifications substantielles sont apportées au marché initial, notamment en ce qui concerne l’étendue et le contenu des droits et obligations réciproques des parties, y compris l’attribution de droits de propriété intellectuelle ». Les modifications peuvent ainsi être substantielles lorsqu’elles attestent l’intention des parties de renégocier les conditions essentielles du marché, notamment le cas de conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure initiale, auraient influé sur son issue (point 107 de la décision).


En second lieu, la CJUE s’attache à définir et délimiter les cas dans lesquels les circonstances imprévisibles peuvent justifier une modification d’un marché public.

Ainsi, elle commence par expliciter une évidence, pour toute personne qui pratique les marchés publics au quotidien, puisqu’elle indique que « [les acheteurs] peuvent se trouver confrontés à des circonstances extérieures qu’ils ne pouvaient prévoir au moment de l’attribution du marché, notamment lorsque l’exécution de celui-ci s’étend sur une plus longue période. Dans un tel cas, une certaine marge de manœuvre est nécessaire pour pouvoir adapter le marché à ces circonstances sans engager de nouvelle procédure de passation de marché » (considérant 3 de la décision). 

Elle profite, ensuite, de cette décision pour rappeler que les circonstances imprévisibles sont celles « que le pouvoir adjudicateur, bien qu’ayant fait preuve d’une diligence raisonnable lors de la préparation du marché initial, n’aurait pu prévoir, compte tenu des moyens à sa disposition, de la nature et des caractéristiques du projet particulier, des bonnes pratiques du secteur et de la nécessité de mettre en adéquation les ressources consacrées à la préparation de l’attribution du marché et la valeur prévisible de celui-ci » (considérant 3 de la décision).

La CJUE ajoute alors une limite, « toutefois, cette définition ne saurait s’appliquer en cas de modification altérant la nature de l’ensemble du marché, par exemple lorsque les travaux, fournitures ou services faisant l’objet du marché sont remplacés par une commande différente ou que le type de marché est fondamentalement modifié, puisque l’on peut, dans ce cas, présumer que cette modification serait de nature à influer éventuellement sur l’issue du marché » (considérant 3 de la décision).

En conséquence, si les circonstances imprévisibles peuvent justifier la modification d’un marché public en cours d’exécution, elles ne peuvent, en revanche, prendre le pas sur la prohibition d’une modification substantielle. Il en résulte, nécessairement, que dans l’hypothèse où ces circonstances obligent les parties à modifier substantiellement le marché, la modification devient de facto interdite sans une nouvelle procédure de passation.

Elle en conclut que « la diligence dont doit avoir fait preuve le pouvoir adjudicateur pour pouvoir se prévaloir de [l’article 72 de la directive 2014/21/UE relatif à une modification pour circonstance imprévisible] exige notamment que celui-ci ait pris en considération, lors de la préparation du marché public concerné, les risques de dépassement du délai d’exécution de ce marché induits par des causes de suspension prévisibles, telles que les conditions météorologiques habituelles ainsi que les interdictions réglementaires d’exécution de travaux publiées à l’avance et applicables durant une période incluse dans la période d’exécution dudit marché, de telles conditions météorologiques et interdictions réglementaires ne pouvant justifier, lorsqu’elles n’ont pas été prévues dans les documents qui régissent la procédure d’attribution de marché public, l’exécution des travaux au-delà du délai fixé dans ces documents ainsi que dans le contrat initial de marché public » (considérant 73).


Par conséquent, la CJUE juge que les conditions météorologiques ne peuvent justifier une modification d’un marché public fondée sur les circonstances imprévisibles.

Il est donc conseillé aux acheteurs de prévoir, contractuellement, une clause de réexamen en cas de conditions météorologiques défavorables, autorisant ainsi, au titre de l’article R.2194-1 du CCP, une modification du marché public concerné.


Cette décision permet ainsi d’apporter d’utiles précisions sur les modifications d’un marché public en cours d’exécution, notamment sur les modifications substantielles, et lorsqu’elles sont fondées sur des circonstances imprévisibles.