Réforme du régime de responsabilité des gestionnaires publics : les premiers arrêts rendus par la Cour des comptes permettent d'entrevoir les contours du nouveau régime

Quel est le contexte entourant la réforme de la responsabilité des gestionnaires publics ? 

 

L’unification du régime des gestionnaires publics par l’ordonnance du 23 mai 2022 est dorénavant chose acquise (voir notre brève sur le sujet). En effet, on sait déjà que cette réforme met fin à la responsabilité personnelle et financière des comptables publics ainsi qu’à la responsabilité des ordonnateurs devant la CDBF. Cependant, il reste encore parfois difficile de comprendre les implications réelles de la réforme. 

 

Afin de comprendre ses implications, il convient en premier lieu de rappeler que l’objectif principal de la réforme est de garantir une sanction plus juste et efficace des gestionnaires publics. En effet, depuis trop longtemps existe une « défiance » de l’opinion générale envers les institutions publiques (Discours de clôture du Colloque « La responsabilité des gestionnaires publics » du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, 18 octobre 2019, Bruno Lasserre, Vice-président du Conseil d’Etat).

 

L’ancien régime comportait de nombreuses limites, notamment en ce que la responsabilité des comptables était mise en jeu pour une simple erreur formelle. Aujourd’hui, le Code des juridictions financières (ci-après « CJF ») a vocation à sanctionner les gestionnaires ayant réellement commis une faute

 

L’intervention de la réforme apporte alors davantage de pragmatisme. Les infractions financières sont remodelées, dorénavant codifiées aux articles L. 131-9 à L. 131-15 du CJF. Une nouvelle infraction est également introduite : l’échec à une procédure de mandatement d’office

 

Dans ce contexte quelque peu bouleversant, la Cour des comptes a rendu deux arrêts du 11 et du 31 mai 2023, dessinant alors les premiers contours des enjeux de cette réforme (CC 11 mai 2023, Société Alpexpo, n°S2023-0604CC 31 mai 2023, Commune d’Ajaccio, n°S2023-0667).

 

Quels sont concrètement les faits ayant conduit aux arrêts de la Cour ?

 

Dans son premier arrêt du 11 mai 2023, Société Alpexpo, la Cour condamne une directrice de fait en raison de l’engagement injustifié de dépenses

 

Mme Z, salariée, était intervenue en qualité de « Manager Intervenant » auprès de la société Alpexpo. Devenant directrice de fait de la Société, cette dernière avait signé neuf contrats de travail au nom de la société. Elle avait donc engagé des dépenses en l’absence de toute habilitation juridique, fait constitutif d’une infraction financière répréhensible. 

 

En plus de cela, Mme Z avait également, pour elle-même et son mari, engagé des dépenses personnelles de loisirs, donc étrangères à l’objet social de la société Alpexpo, caractérisant l’octroi d’un avantage injustifié :

« dépenses personnelles de loisirs, donc étrangères à l’objet social de la société ALPEXPO et à sa mission, telles que l’achat d’un billet d’avion au bénéfice de son mari pour un montant de 3 149 € en janvier 2014, l’achat d’une prestation auprès d’un opérateur de tours de golf pour un montant de 1 725 € en octobre 2014 et la réalisation de dépenses en doubles paiements relatives à des achats de voyages en train et taxi entre le domicile de Mme Z et Grenoble pour des montants respectifs de 10 180,20 € et 2 342,80 € »

 

Dans son deuxième arrêt du 31 mai 2023, Commune d’Ajaccio, la Cour condamne l’ancien maire pour l’inexécution de décisions de justice

 

L’ancien maire d’Ajaccio, en fonction de 2014 à 2022, a été condamné par la Cour pour non-exécution de décisions de justice à une amende de 10 000 euros

 

En effet, la Commune d’Ajaccio avait été soumise à pas moins de 11 décisions de condamnation à une astreinte, donnant lieu à l’infraction financière de l’inexécution d’une décision de justice. Des condamnations pécuniaires n’avaient en outre pas été mandatées à temps. 

 

Cet arrêt est une réelle démonstration de l’individualisation de la peine en ce que la Cour retient des circonstances politiques atténuantes mais également des circonstances aggravantes tenant notamment à la passivité de la Commune

 

Plus précisément, l’infraction continue relative à l’inexécution a duré 15 années. Bien que l’inexécution ait débuté en amont du mandat du maire, la Cour relève que les 8 dernières années font partie intégrante du mandat du maire et relèvent ainsi de sa propre faute de gestion : 

« Néanmoins la passivité de la commune a eu pour effet de reporter jusqu’au 6 novembre 2021 l’exécution considérée comme complète des jugements des 30 mars et 15 décembre 2006, malgré plusieurs condamnations à astreintes et liquidation d’astreintes. Sur plus de 15 années d’inexécution continue dudit jugement, 8 années relèvent de la gestion de M. Y. »

 

Que faut-il retenir de ces deux arrêts ?

 

Tout d’abord, quelques précisions sur l’octroi d’avantages injustifiés

 

Dorénavant, il est possible de condamner l’octroi d’avantage injustifié à soi-même au titre de la responsabilité financière. En outre, il n’est plus nécessaire de démontrer le préjudice pour le Trésor ou l’organisme. Toutefois, cette extension de l’infraction financière s’accompagne d’un resserrement significatif des conditions d’engagement de la responsabilité. En effet, le gestionnaire doit bénéficier d’un intérêt personnel (direct ou indirect) et avoir procuré l’avantage de manière effective. Auparavant, la tentative était répréhensible

 

Le nouvel article sanctionnant l’octroi d’avantages injustifiés est alors l’exemple parfait de la mise en jeu d’une responsabilité plus adaptée à la réalité de la faute des gestionnaires publics. 

 

L’introduction de la faute grave ayant causé un préjudice financier significatif

 

En dehors des infractions indépendantes telles que la gestion de fait, l’obstacle aux décisions de justice ou l’octroi d’un avantage injustifié, l’ordonnance du 23 mai 2023 a introduit la faute grave ayant causé un préjudice financier significatif en tant que condition d’engagement de la responsabilité du gestionnaire public.

 

Dorénavant, aux termes de l’article L. 131-9 du CJF, les infractions génériques ne pourront plus être mises en œuvre en dehors de ces conditions, ce qui allège significativement la mise en œuvre de la responsabilité des gestionnaires publics. Il convient de noter que les conditions de faute et de préjudice sont cumulatives. Ainsi, même si une faute grave peut être prouvée, la détermination d’un préjudice financier significatif dans le cadre des infractions financières génériques sera une condition sine qua non

 

Dans le cadre des autres infractions « spécifiques » du CJF, telles que l’octroi d’avantages injustifiés ou l’engagement de dépenses en l’absence d’habilitation, aucune faute n’est en principe à démontrer. C’est la raison pour laquelle dans l’arrêt Alpexpo, les dirigeants sont relaxés alors que la directrice de fait a été condamnée. En effet, la Cour des comptes considère dans son premier arrêt que les fautes commises dans la gestion de la société Alpexpo n’étaient pas assez conséquentes, alors même que le dirigeant détient un devoir général d’organisation, de contrôle et de surveillance. 

 

Un rappel bienvenu sur l’application des dispositions répressives dans le temps 

 

Les deux arrêts introduisent un rappel assez pédagogique sur l’application de dispositions répressives dans le temps. Ainsi, en vertu de l’article 8 de la DDHC, le principe est la non-rétroactivité des délits et des peines. Une disposition répressive qui aurait un caractère plus sévère ne peut ainsi être rétroactivement appliquée. Toutefois, lorsqu’une loi nouvelle plus douce intervient, celle-ci s’applique aux infractions non encore définitivement jugées. 

 

Dans les deux arrêts de mai, la Cour des comptes s’attache donc à déterminer si les dispositions répressives ont un caractère plus doux ou plus sévère. Dans son premier arrêt, elle explique que le nouvel article sanctionnant l’octroi d’avantages injustifiés n’a pas élargi le périmètre des faits sanctionnables. Cependant, en tant que loi « complexe », l’extension aux avantages indus procurés à soi-même ne peut avoir de portée rétroactive

 

C’est ainsi que la Cour condamne Mme Z. au titre des avantages procurés à son mari mais pas au titre de avantages qu’elle a elle-même pu se procurer : 

« Au cas d’espèce, l’extension portée par l’ordonnance précitée de l’infraction aux avantages indus procurés à soi-même, ne peut avoir de portée rétroactive et s’appliquer à des faits survenus avant le 1erjanvier 2023. Au reste, bien que le fait de procurer à soi-même un avantage indu aurait pu être appréhendé, jusqu’au 31 décembre 2022, au titre de l’article L. 313-4 du code des juridictions financières, dès lors qu’était prouvé un manquement à une règle d’exécution de la dépense, les conditions nouvelles dont un tel manquement est aujourd’hui assorti par l’article L. 131-9, ne permettent pas de qualifier ici une infraction sur le fondement de la loi nouvelle. »

 

En outre, la Cour précise qu’une telle infraction financière aurait pu être appréhendée au titre du nouvel article L. 131-9, néanmoins cette disposition plus douce ne permet pas d’engager la responsabilité en l’absence de toute faute grave et de tout préjudice financier significatif. 

 

En conclusion, la réforme des gestionnaires publics tend à entièrement remodeler l’étendue et la mise en jeu des gestionnaires publics. La responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics – auparavant mise en jeu même en l’absence de la démonstration de la réalité d’une faute – est bel et bien morte. 

Il convient toutefois de préciser que le réaménagement des responsabilités n’éteint pas le principe fondamental de la séparation des ordonnateurs et des comptables. Au contraire, celui-ci reste d’actualité. Il est même renforcé par l’introduction de la gestion de fait intégrée en tant qu’infraction en soi dans le CJF. 

Il ne faut alors pas oublier que ces arrêts de la Cour des comptes ne constituent que les prémisses de l’application de la réforme. En effet, le Conseil d’Etat, juridiction de cassation, ne s’est pas encore prononcé et pourrait interpréter certaines dispositions d’une manière différente. En parallèle des sanctions financières, le juge pénal aura également un rôle conséquent à jouer, dès lors que les infractions pénales et financières peuvent se cumuler. 

Enfin, les élus restent en principe exemptés des infractions financières, en dehors de quelques infractions spécifiques (gestion de fait, octroi d’avantages injustifiés, inexécution d’une décision de justice…).